Les Béguines

sont les habitantes des béguinages : des lieux clos qui permettent, dès le Xème siècle, l'association libre de femmes de tous âges et de toutes conditions dans le but de vivre en communauté, de s'entraider, de se ressourcer. Ces femmes ne sont pas nécessairement religieuses, certaines sont veuves ou célibataires, d'autres ont des enfants. Les migrantes, pauvres, ne sachant pas où aller... vont chez les Béguines. Ce qui les rend toutes égales est l'habit qu'elles portent à l'extérieur du béguinage : un long manteau de camelote grise.


Qui sont ces femmes personne ne sait vraiment, laïques ou religieuses, dans le monde ou hors du monde, oisives ou productives, ... Il y a une régulation (le clergé surveille) mais elle est très souple. Les archives sont maigres, il y a peu de documents, peu de représentations, pas d'étymologie claire du nom, "béguine" étant probablement à l'origine un sobriquet.




Le mouvement béguinal

se développe du XIIème au XIVème siècle, en parallèle des libertés arrachées au système féodal (commerce, franchises communales), essentiellement en Flandre et dans le nord de la France. Il vient en partie en rééaction de défense contre la menace sociale d'une paupérisation croissante, car l'essor du commerce a transformé les villes en attirant des populations nouvelles par la promesse d'un travail. Il s'inscrit enfin dans une féminisation plus vaste du clergé, et il bénéficie du soutien de Saint Louis (à qui on doit la fondation du béguinage de Paris entre 1250 et 1260).


On estime à un million le nombre de Béguines au XIIème siècle en Europe.
Elles jouent un rôle économique majeur car elles ont droit au travail et à la propriété : dans les registres fiscaux elles font partie des 13% de femmes "visibles". Elles peuvent exister socialement sans être ni épouses ni moniales, et vivre dans des maisons parentales ou individuelles, dans ce qui est la forme la plus ancienne de cité sociale.


Les béguinages revalorisent les tâches de soin aux autres, effectuées de tout temps par les groupes dominés, qui redeviennent alors une responsabilité collective. On y trouve des dynamiques de transmission et des solidarités très fortes, même si la cohabitation n'est pas toujours facile entre des personnes aux profils trèès différents.
Les activités de soin sont complétées par le travail de la laine et de la soie : la soie est une des rares activité;s qu'une femme peut exercer sans être l'épouse, la soeur ou la veuve d'un maître, et les lingères un des rares métiers où les femmes sont en position de vendre.
Sachant lire et écrire — il y a alors des femmes dans tous les métiers de la librairie — elles se consacrent aussi à l'instruction des femmes et des enfants.




Le contexte politique et sociétal

est marqué par le règne de Philippe le Bel, pendant lequel le royaume de France atteint l'apogée de sa puissance médiévale et connaît une grande prospérité économique. Le roi peine cependant à faire face à la faillite du trésor royal et à mettre fin aux mutations monétaires, qui dévaluent l'économie réelle basée sur les échanges de biens et de services.
Par ailleurs Philippe le Bel a beaucoup recours au droit romain pour asseoir son pouvoir comme étant celui d'un empereur, si bien qu'on voit en lui le premier souverain "moderne" d'un Etat puissant et centralisé. Plusieurs affaires jalonnent son règne, notamment ses confrontations avec le Saint–Siège et le célèbre procès des Templiers. Le système féodal, lui, est peu à peu ruiné et vidé de son contenu.


En Flandre Jeanne de Constantinople, figure politique majeure du Moyen–Age, dirige seule, sur fond d'affaires militaires, de relations diplomatiques et de transformations du monde rural.
Elle marque son temps par l'octroi de libertés communales, par une gestion économique basée sur une exploitation rationnelle des terres et des ressources, et par ses préoccupations caritatives et son soutien à nombre d'oeuvres charitables, dont le mouvement béguinal.


La population est en pleine expansion, et la mysoginie omniprésente.
La notion de sexe faible est un argument juridique dès cette époque. Une femme veuve et seule ne le reste pas longtemps, parce que menacée, sauf s'il y a un cadre pour la protéger : les béguinages en sont un. L'accompagnement est nécessaire pour les femmes, mais grâce à ça elles ont une certaine liberté. C'est plutôt à partir du milieu XVème siècle qu'elles vont être sévèrement contrôlées.




Les innovations des Béguines

naissent à la croisée des idées qui circulent et de leurs problématiques quotidiennes.


Dans un contexte tendu et très clivant socialement, l'enfermement matérialisé par les béguinages se révèle être à la fois une contrainte et une chance pour inventer une autre voie.
Au sein du béguinage il y a une maîtresse, souvent d'origine noble, élue pour quelques années, mais le modèle de décision est horizontal. C'est une sorte de démocratie avant l'heure, avec une grande mixité sociale ; chaque groupe édicte ses propres règles, toujours modifiables. Et à l'extérieur le groupe leur permet de faire front à la violence envers ceux qui s'opposent ou qui sont perçus comme tels, dont les femmes.


Dans la transition sociétale en cours, elles savent identifier les opportunités pour répondre à leurs besoins, et affirment leur place par leurs actes.
Elles sont économiquement indépendantes et autonomes en termes de gestion. Elles s'emparent des idées qui circulent en même temps que le commerce. Elles accumulent des savoirs et les transmettent. Ignorant le latin, elles réfléchissent dans leurs langues populaires et contribuent à initier un rapport au langage à l'origine de nos grandes littératures.


Face à l'Eglise en proie aux schismes, à la sclérose, à la simonie, au dessèchement intellectuel, et en écho à d'autres mouvances traduisant également un besoin de retour à des formes simples, sincères et directes de vie religieuse, elles confrontent les informations et avancent de nouveaux concepts.
Elles s'appuient sur la figure de la dame, inspiratrice et objet de l'amour courtois autant que mère des renouveaux et des commencements, pour transposer vers le divin la relation amoureuse.
Elles mettent l'accent sur les sens, l'expérience spirituelle, le dépouillement, l'accès au divin sans nécessité d'un intermédiaire ecclésiastique : on pressent tout ce qui va s'exprimer avec le protestantisme.




L’Eglise,

qui voit d'abord d'un bon oeil les béguinages, se sent rapidement concurrencée, et s'estime dépossédée des donations et legs qu'ils reçoivent. De plus, elle se méfie des libertés acquises par ces femmes.
Elle réagit en se protégeant. Le concile de Vienne, en 1312, condamne les Béguines en les confondant avec les déviations des sectes du Libre Esprit. Il leur est reproché plus que la liberté de leur statut, celle de leur pensée. L'évêque Bruno d'Olomouc notamment les déclare coupables d'un double refus d'obéissance, au prêtre et à l'époux.


Toutes ne sont pas des mystiques, mais l'accusation d'hérésie est alors aussi un moyen de défense face à la critique du relâchement du clergé, contre laquelle l'Inquisition est toujours aux aguets, et elle traduit le poids d'intérêts politico–religieux débordant largement les seules préoccupations doctrinales.
La condamnation au bûcher de Marguerite Porète, en 1310, a marqué un tournant : d'une part elle a mis l'accent sur une minorité de mystiques parmi les Béguines, ce qui entraîne leur chute ; et d'autre part elle a soulevé la question de savoir comment une femme peut avoir une pensée théologique de ce niveau–là en étant laïque, et de surcroît avoir l'audace d'affronter plusieurs évêques et un inquisiteur pour défendre ses écrits.


Les Béguines se voient dès lors contraintes, pour échapper à la répression, de se soumettre à la règle de l'ordre franciscain. Au XIXème siècle, sous le coup de confiscations et d'interdictions, le mouvement béguinal finit par s'essouffler et décliner.




La dernière Béguine,

Marcella Pattyn, meurt le 14 avril 2013 à Courtrai.

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