Martin Buber

"La liberté (son nom, en ancien allemand, serait à peu près celui-ci : "gosier libre"), combien j'aime son visage fulgurant ; il étincelle dans l'obscurité puis s'éteint, mais il a rendu ton coeur invulnérable. Je lui suis dévoué, toujours prêt à m'unir à la lutte qui la défendra. Pour l'amour de cet éclair qui brillera sans durer plus longtemps que l'oeil n'en peut supporter la fulgurance. Pour l'amour de la petite langue trop longtemps inerte et immobile. Je tends ma main gauche au rebelle et ma main droite à l'hérétique : en avant! Ils savent mourir, mais cela ne suffit pas. J'aime la liberté, mais je n'y crois pas. Comment le pourrait-on quand on l'a regardée dans les yeux! Tel un éclair où tout se comprend, où tout est possible. C'est pour elle que nous nous battons, sans relâche, depuis toujours, avec succès et en vain.

Certains s'engagent, seuls ou en communauté ; laissez-les faire le saut, laissez-les se précipiter dans l'abîme où les sens et le sens périssent, laissez-les trouver pied au-delà du gouffre ; mais qu'ils ne fassent pas de la liberté un théorème ni un programme. Se libérer d'un lien est un destin que l'on porte comme une croix, non comme une cocarde. Ayons bien présent à l'esprit ce que signifie en toute vérité se libérer d'un lien : cela veut dire qu'une responsabilité toute personnelle remplace une responsabilité partagée avec de nombreuses générations. Vivre enraciné dans la liberté est une responsabilité de la personne, sinon elle est une farce pathétique.

Cette vie fragile entre naissance et mort peut tout de même être accomplissement à condition d'être dialogue. Quand quelqu'un s'adresse à nous, nous faisons une expérience ; dans la mesure où nous pensons, parlons, agissons, produisons, influençons, nous sommes capables de devenir des êtres de réponse. La plupart du temps, en effet, ou bien nous ne prêtons pas attention au fait qu'on s'adresse à nous, ou bien nous coupons la parole par notre bavardage. Mais lorsque la parole nous parvient et que nous retournons la réponse, alors la vie humaine, toute malmenée qu'elle soit encore, se met à exister dans le monde. La réponse qui s'enflamme au contact de cette "petite étincelle" de l'âme, la réponse qui chaque fois prend feu devant la parole qui nous assaille à l'improviste, voilà, ce que nous appelons la responsabilité."
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